Ancien rédacteur en chef de Fortune et de Harvard Business Review, Walter Kiechel III publie The Lords of Strategy en 2010 après des décennies d’observation des coulisses du conseil en management. Son livre n’est ni un manuel ni un manifeste : c’est une enquête journalistique sur la genèse d’un champ intellectuel devenu incontournable.
Dans les années 1960, les entreprises occidentales, dopées par la croissance d’après-guerre, commencent à réaliser que la taille et l’expérience ne suffisent plus à garantir la performance. C’est alors qu’apparaît une nouvelle figure : le stratège d’entreprise, souvent formé dans les écoles d’ingénieurs ou de commerce, armé de modèles analytiques et de matrices. Bruce Henderson, fondateur du Boston Consulting Group (BCG), en est le pionnier. Kiechel raconte comment ces consultants ont progressivement déplacé le pouvoir intellectuel des directions industrielles vers les firmes de conseil, façonnant la pensée managériale du XXe siècle.
Des modèles à la pensée : une révolution silencieuse
L’intérêt majeur du livre réside dans sa mise en perspective historique. Avant la montée des consultants, les entreprises se guidaient par l’intuition et l’expérience. En systématisant les décisions à l’aide de modèles matrices, analyses de portefeuilles, stratégies de coûts la stratégie est devenue un langage universel du management.
Kiechel souligne que cette révolution a profondément changé la culture d’entreprise : les dirigeants ont commencé à penser en termes de parts de marché, d’avantages compétitifs et de création de valeur. Ce changement de paradigme a permis à des multinationales comme General Electric ou IBM de structurer leurs décisions sur des bases rationnelles et comparables.
Mais l’auteur ne se contente pas de célébrer cette évolution : il en expose aussi les dérives. À force de quantifier et de modéliser, certaines entreprises ont perdu le lien avec la réalité du terrain. Les consultants, devenus des « prêtres du management », ont parfois imposé des cadres standardisés à des contextes uniques.
Pourquoi ce livre parle aux entrepreneurs d’aujourd’hui
Pour les fondateurs de startups marocaines ou africaines, The Lords of Strategy offre une lecture précieuse de l’histoire intellectuelle de la stratégie mais aussi une mise en garde. Les outils issus du conseil, encore enseignés dans les programmes d’incubation, sont puissants à condition d’être utilisés comme boussoles, non comme cartes figées.
Dans un écosystème où les jeunes entreprises se professionnalisent rapidement soutenues par des structures comme StartGate, LaFactory, ou Technopark la leçon de Kiechel est claire : les modèles stratégiques ne doivent pas remplacer la vision entrepreneuriale. Une startup ne se gère pas comme un conglomérat ; elle doit apprendre à combiner rigueur analytique et intuition créative.
L’auteur rappelle aussi que la stratégie, telle qu’elle s’est développée à Harvard ou au BCG, n’était pas d’abord une science du profit, mais une discipline de la pensée structurée. Comprendre ses racines, c’est comprendre comment raisonner la croissance sans la subir.
L’écho africain de la réflexion stratégique
Au Maroc comme ailleurs en Afrique, les cabinets de conseil et les business schools s’inspirent largement de cette tradition intellectuelle. Mais le contexte local impose de nouvelles logiques : marchés fragmentés, infrastructures inégales, réglementation évolutive. Les entrepreneurs doivent ainsi adapter les grands modèles stratégiques à des réalités mouvantes.
Les incubateurs africains comme CC Hub (Nigeria) ou Norrsken (Rwanda) développent aujourd’hui leurs propres approches, plus agiles et inclusives, mêlant méthodologies occidentales et connaissance du terrain. Dans cette hybridation, The Lords of Strategy prend une dimension nouvelle : il rappelle que toute pensée stratégique naît d’un contexte, et qu’il appartient à chaque génération d’entrepreneurs d’en inventer les règles.
En ce sens, le livre de Kiechel n’est pas une simple rétrospective. Il invite les jeunes dirigeants à comprendre d’où viennent les outils qu’ils utilisent pour mieux les réinventer.
Réconcilier rigueur et imagination
Le mérite du livre est de replacer la stratégie dans sa dimension humaine. Derrière les matrices et les modèles se cachent des personnes, des convictions et des paris intellectuels. Henderson, Bain, Porter ou Ansoff ont cherché à donner du sens à la décision dans un monde de plus en plus complexe.
Pour les startups marocaines, cette leçon est essentielle : la rigueur analytique ne remplace pas la vision, elle la renforce. Comprendre la genèse des grands courants stratégiques, c’est s’armer pour ne pas les suivre aveuglément.
Kiechel nous rappelle enfin que la stratégie n’est pas une recette, mais un art : celui de penser avant d’agir, d’observer avant d’imiter, et de comprendre avant de croître.
Lire The Lords of Strategy, c’est remonter aux sources de la pensée managériale moderne pour mieux en saisir les angles morts. Dans un monde où les startups cherchent à innover sans toujours maîtriser les outils qu’elles utilisent, ce livre agit comme une boussole critique un appel à la lucidité et à la profondeur intellectuelle dans l’action entrepreneuriale.